jeudi 24 novembre 2016

[Gisti-info] « Quand la lutte des sans-papiers se met au numérique », un article du Plein Droit 110

Article extrait du Plein droit n° 110

Quand la lutte des sans-papiers se met au numérique

Entretien croisé avec Mogniss H. Abdallah (agence IM'média), Marc Fromentin (Gisti), Philippe Rivière alias Fil (visionscarto.net), Isabelle Saint-Saëns (Gisti)
Propos recueillis par Hélène Spoladore

Dans les années 1990, le grand public découvre internet... et les sans-papiers. Au moment où ces étrangers en attente de régularisation en France occupent les églises de Saint-Ambroise et de Saint-Bernard, des informaticiens, militants de l'internet libre, développent des outils qui permettent d'accroître les mobilisations et facilitent la convergence des luttes.


De quand peut-on dater les premiers usages d'outils numériques dans la lutte des sans-papiers en France ?

Marc Fromentin : Sans doute de 1995. Syndicats et associations sont alors limités par leurs outils de mobilisation : le fax essentiellement [1]. Avec les grands mouvements de grève de l'hiver 1995, des sites et des listes de diffusion se créent autour d'informaticiens, militants de l'internet libre, qui souhaitent créer des outils à destination des mobilisations militantes, généralement persuadés que ces outils sont des biens communs qu'il faut partager le plus largement possible ; on peut citer Samizdat [2] ou le R@S (le réseau associatif et syndical). Concernant ce dernier, les premiers échanges ont lieu dans les locaux de Sud-PTT, l'idée est de mettre à disposition un outil plus performant que le fax pour échanger de l'information lors des temps forts des mobilisations, le R@S mettra donc rapidement à disposition de syndicats, mais également d'associations (dont le Gisti), des e-mails et des listes de discussion ou diffusion via un serveur GNU/Linux.

Une première réflexion s'amorce sur l'utilisation des mails et d'internet qui commencent à s'ouvrir au grand public.

Fil : Si des outils informatiques sont alors conçus pour les militants, c'est grâce au travail de développement d'informaticiens hobbyistes et professionnels ; l'interconnexion par le web permet la création de listes de diffusion. Les logiciels libres, eux, n'arriveront que plus tard, mais les premiers serveurs qui accueillent les sites militants ne sont pas libres ; ils appartiennent à des universités (Jussieu, Caen, Rennes), à des sociétés privées, plus rarement à des personnes : le serveur qui porte au départ le site Pajol est dans le garage d'un ami installé à San Francisco. Il en est de même des premiers serveurs de gestionnaires de mailing-lists : Sympa est créé par le Comité réseau des universités à Rennes.

Un des gros problèmes qui se pose à l'époque, notamment en termes financiers, est celui de l'hébergement alors que la connexion se fait encore par modem, facturée à la minute. Deux initiatives vont permettre de le dépasser : l'une portée par un étudiant de Paris 8 qui crée un hébergeur accessible à tous les étudiants de sa fac (Mygale), l'autre par Valentin Lacambre, militant de la liberté d'expression sur internet, fondateur d'un service Minitel qui permettait de se connecter à internet ; il utilisera les bénéfices réalisés pour offrir un service d'hébergement de sites web à l'usage de tout un chacun, militant, artiste ou simple citoyen : altern.org. Ces initiatives cristallisent du monde et des idées et conditionnent ce qui va devenir la militance autour de l'utilisation d'internet pour les dix années suivantes. Un débat anime notre groupe, assez informel, de webmasters, sur quelle place laisser à la liberté d'expression individuelle, dans la mesure où la plupart des outils étaient destinés aux organisations. On trouve le même type de débat au moment de la création d'Attac, conçu par Le Monde diplomatique comme un cartel d'organisations. Nous recevions beaucoup de mails d'individus qui souhaitaient adhérer. Ce qui m'a conduit à lancer, un peu en franc-tireur au sein du journal, une mailing-list d'Attac. On peut dire qu'il existe alors une tension – créative – entre les tenants d'une organisation participative en réseau, du bas vers le haut, et ceux d'une hiérarchie représentative, plus institutionnelle.


Quand et comment se fait la jonction avec la lutte des sans-papiers ?

Isabelle Saint-Saëns : En 1996, avec Marc Chemillier, un chercheur en informatique, ethno-musicologue spécialiste des musiques d'Afrique. Via ses amis africains, il découvre les entraves à la liberté de circulation dues aux politiques d'immigration de plus en plus restrictives, et veut « faire quelque chose ». Sa mère, Monique Chemillier-Gendreau, spécialiste de droit international, fait partie du Collège des médiateurs du mouvement des sans-papiers constitué le 9 avril 1996 par 26 personnalités pour tenter d'ouvrir un dialogue avec le gouvernement. Hervé Le Crosnier, enseignant-chercheur à Caen, apprend à Marc les rudiments de la publication en ligne. Marc Chemillier rencontre aussi Fil, mathématicien objecteur de conscience au Monde diplomatique, dont il crée le site. Le 10 juillet 1996, en pleine occupation de Saint-Bernard, Pajol – ainsi nommé car les sans-papiers occupent alors les anciens entrepôts désaffectés de la SNCF rue Pajol au nord de Paris [3] – naît à l'adresse http://bok.net/pajol, qui sera scandée dans les manifestations.

Une petite équipe se monte autour du site avec l'appoint de photographes et de traducteurs. Le site est traduit en 10 langues, dont plusieurs d'Afrique (wolof, soninké, bambara). L'équipe reçoit chaque jour des informations de la lutte de Saint-Bernard et, très tôt, de l'étranger. Si la tentative initiale d'échanger avec l'Afrique s'avère décevante [4], les interactions avec d'autres activistes en Europe et ailleurs vont se révéler fructueuses par la suite.

Mogniss H. Abdallah : Le premier texte publié ce 10 juillet est l'« Adresse au gouvernement » rédigée au nom du Collège des médiateurs. Il parle du site comme d'un « espace de débat » et de présentation des Assises de l'immigration, organisées à l'automne suivant, et précise : « Ce site internet permet à ceux qui le désirent d'envoyer un message aux sans-papiers. » Le premier message de soutien arrivant via le site sera celui du réalisateur Leos Carax. Il préfigure le large soutien des cinéastes aux sans-papiers et l'affluence de stars à l'église Saint-Bernard (Emmanuelle Béart, Josiane Balasko, etc.).

Quand le mouvement des sans-papiers démarre en mars 1996, il est très médiatisé. Beaucoup de sans-papiers le rejoignent d'ailleurs après avoir vu l'information à la télévision ! C'est le cas d'Ababacar Diop, futur porte-parole des sans-papiers, ou de Mamady Sanné qui raconte comment « dans la rue, de nouveaux journalistes avec des yeux de lion affamé cherchent des informations auprès des occupants de l'église [5] ». Les acteurs de la médiatisation ne manquent pas, de Droits devant !! à Act Up-Paris en passant par Ariane Mnouchkine.

Libération, Le Monde ou L'Humanité deviennent une sorte de journal officiel des sans-papiers. Cette « couverture médiatique » fait passer au second plan la réflexion sur la production de contenus propres au site, malgré une rubrique « Actualités » de plus en plus fournie. Jusqu'à la déclaration de Le Pen sur « l'inégalité des races » à l'université d'été du FN de 1996, qui fait le buzz. Les médias se détournent alors des sans-papiers, au moment même où la Coordination nationale, constituée le 20 juillet, lance un appel à une journée nationale d'action et à la généralisation de la lutte. Disposer de son propre média devient une nécessité, et des supports « traditionnels » vont se multiplier, tels le journal Le Sans-papier libéré [6] ou le vidéo-journal La Ballade des sans-papiers [7].

ISS : La création – et la gestion – de la liste zpajol (adresse actuelle : zpajol@rezo.net) par Fil va dès lors beaucoup aider à la circulation accélérée d'une information multiforme, parfois avec un effet de mobilisation immédiat : Marc Chemillier cite l'exemple d'un appel à manifester contre une expulsion, posté le 11 janvier 1997 qui a suscité la venue de 200 personnes. La liste devient un vrai lieu de débats, menés de façon horizontale : les différents acteurs inscrits se trouvent à égalité sur la liste, un sans-papiers y côtoyant un « soutien », un réalisateur célèbre ou un professeur d'université...

>>> La suite de l'article


Extrait du Plein droit n° 110
« #Étrangers_connectés »

(juin 2016, 10€)


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