mercredi 9 novembre 2016

[Gisti-info] « Traces numériques », un article du Plein Droit 110

Article extrait du Plein droit n° 110

Traces numériques

Dana Diminescu
I3-SES, CNRS, Télécom ParisTech, université Paris-Saclay


Depuis la « crise des réfugiés » de l'été 2015, le monde semble prendre conscience et/ou connaissance de l'importance des technologies de l'information et de la télécommunication (TIC) dans la vie des migrants. Des images de réfugiés syriens en train de charger leurs smartphones sur la route des Balkans ou d'utiliser Facebook ou Google Maps pendant leur traversée ont fait le tour du monde. À cette date, les médias de tous les pays [1] regorgeaient de reportages sur les applications, les hackathons et sur toutes sortes d'initiatives d'associations, d'entreprises de l'économie sociale et solidaire ou de géants de la technologie engagés pour la cause humanitaire.

Les attentats de novembre 2015 et de 2016 en Europe ont relancé le débat sur l'usage de l'internet par les migrants et ont semé la confusion. L'« euphorie technologique » de l'été 2015 est devenue anxiogène une fois que les mêmes médias ont pointé l'usage des applications (plus ou moins cryptées) par des gens suspectés d'avoir profité des flux de réfugiés pour s'introduire en Europe et perpétrer des attentats. L'été 2015 est indubitablement un moment important à partir duquel la figure du migrant connecté et sa traçabilité numérique s'incrustent dans l'imaginaire collectif. Pourtant, le phénomène – l'usage des TIC par les migrants – est loin d'être nouveau.

1996 et le mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard ont certainement constitué un tournant. Lors de cette mobilisation, le syndicat Sud-PTT apporte son aide et dote les porte-parole du mouvement d'un téléphone portable à la place des talkies-walkies utilisés traditionnellement dans la coordination des manifestations de rue. Au-delà de l'aspect organisationnel, cet instrument est devenu le médium par lequel plusieurs négociations avec les pouvoirs publics ont été menées et par lequel le contact avec la presse et les associations est demeuré ouvert. C'est également à ce moment-là qu'apparaît Pajol (http://pajol.eu.org [2]), le premier site web à écrire l'histoire des migrations fondée sur une archive web (www.bok.net/pajol/index2.html).

« Pour moi, écrit Madjiguène Cissé (porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard) [3], le voisinage de pratiques animistes et de la technologie de pointe, à travers le site internet, l'Audiotel, le téléphone cellulaire, signe distinctif du porte-parole des sans-papiers, était comme une représentation de notre lutte. » Si, dans son témoignage, Madjiguène Cissé évoque « le poulet et le portable » comme des symboles héraldiques inscrits sur le blason des sans-papiers, c'est pour mieux souligner le fait que « les migrants d'en bas » peuvent alors bénéficier des innovations techniques de la communication et les utiliser au même titre que les citoyens de plein droit des pays développés.

Depuis, l'usage du téléphone mobile par les migrants et leurs familles lointaines s'est généralisé. À partir de la fin des années 1990, les associations et administrations publiques le constatent : « Tous les migrants sans-papiers qui passent aujourd'hui à la permanence du Gisti laissent un numéro de téléphone portable », disait Patrick Mony, alors directeur du Gisti. Sans papiers mais avec un téléphone portable dans la poche, cette réalité perdure depuis une vingtaine d'années. Dans le monde des migrants, le cellulaire est devenu un kit de survie qui fait office d'adresse, de boussole, de secrétariat du pauvre (le répondeur), de centre d'information, de mode de paiement et de loisir. Il est devenu le support matériel indispensable à l'intégration et au maintien de réseaux transnationaux.

« Tout groupe dispose à chaque moment, pour pouvoir communiquer avec ses membres absents (ou ses émigrés) d'un ensemble d'instruments qui forment système », écrit Sayad [4] en étudiant, dans les années 1980, les messages enregistrés sur une cassette de magnétophone et envoyés au pays par les migrants algériens. Messages oraux, lettres acheminées par la poste ou appels téléphoniques hier ; e-mails, SMS, chats, vidéoconférences par Skype, Facebook ou WhatsApp aujourd'hui. Tout moyen de communication est bon pour satisfaire cette « compulsion de proximité [5] », ce besoin obsessionnel d'« approcher le lointain » dont chaque migrant fait l'expérience. Sans tomber dans un déterminisme technologique, il faut s'accorder sur le fait que le déploiement de la technologie numérique et l'appropriation du téléphone mobile et de l'internet par les migrants apportent des changements considérables bien au-delà de leurs pratiques communicationnelles à distance : ces technologies ne touchent pas seulement à la communication qui supplée l'absence, mais également à tous les aspects de la vie du migrant.

>>> La suite de l'article


Extrait du Plein droit n° 110
« #Étrangers_connectés »

(juin 2016, 10€)


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