Vivre avec le nom d'un autre
Étudiante en M2 d'anthropologie à l'université de Paris Denis Diderot ; Sociologue
Depuis quelques années, tous les moyens sont mis en oeuvre pour empêcher les sans-papiers d'accéder au marché du travail. Pour échapper à un étau qui se resserre toujours davantage, certains sanspapiers empruntent l'identité d'un Français ou d'un étranger régulier. Dans le langage policier qui mélange allègrement les trafics d'identité liés à la criminalité économique ou au terrorisme et les infractions qui découlent de la législation sur l'entrée et le séjour en France, le terme utilisé est celui d'« usur-pation d'identité » qui signifie dérober par l'usage (usus rapere), comme s'il était évident d'associer le statut de coupable à celui qui prend l'identité d'un autre et le statut de victime à celui qui en est l'objet. Des entretiens menés avec des sans-papiers qui ont eu recours à cette stratégie montrent que la réalité est loin d'être aussi simple. Contrairement à une idée largement répandue dans l'imaginaire bureaucratique, vivre avec l'identité d'un autre n'est pas toujours à l'avantage de celui qui s'en prévaut. Il s'agit même d'une « solution » que l'étranger adopte lorsque toutes les autres ont été épuisées, sans connaître les conséquences très lourdes qui peuvent en découler. Les statistiques du ministère de la justice ne permettent pas de mesurer l'ampleur du phénomène. Elles donnent un nombre de procédures liées à ce délit qui, bien qu'en légère augmentation, reste très marginal :
on est passé de 692 cas déclarés en 2002 à 876 en 2006 (avec un pic à 1259 en 2004) [1]. Il est toutefois probable que la grande majorité de ceux qui ont recours à une identité d'emprunt ne sont jamais ni repérés ni poursuivis. Pour ceux qui s'y risquent, les conséquences sur le plan de l'accès au droit sont souvent plus désastreuses que pour ceux qui sont restés dans la clandestinité sans changer de patronyme. Mais c'est bien plus tard que ceux qui ont « emprunté » l'identité d'un autre réalisent qu'ils ont été victimes, malgré eux, d'un système qui ne leur a pas laissé d'autre choix.
Les étrangers qui ont vécu (ou vivent encore) sous l'identité d'un autre, n'évoquent pas facilement cette expérience, non pas en raison du jugement que l'on pourrait porter sur eux, mais par crainte d'être découverts. Au bout d'un certain temps, quand une relation de confiance s'instaure, les langues se délient ; on comprend alors que l'emprunt d'identité est strictement lié au travail, et encore plus précisément à la possibilité d'obtenir une embauche. Le verrouillage systématique du marché du travail place les étrangers en situation irrégulière dans une situation de « fraude forcée » [2] qui se résume à une alternative : soit se faire embaucher comme irrégulier, en acceptant des niveaux de rémunération très faibles et des conditions de travail très dures, soit se porter sur le marché du travail légal en empruntant le titre de séjour d'un étranger régulier ou la carte d'identité d'un Français, avec tous les risques que cela comporte pour le présent et l'avenir. La plupart des sans-papiers que l'on a rencontrés ont d'ailleurs connu successivement les deux situations. Ainsi, par exemple, Mme C., une jeune Camerounaise de 23 ans, est arrivée en France en 2005 avec un visa de court séjour à l'expiration duquel elle s'est maintenue sur le territoire. Elle a alors d'importants problèmes de santé et pense pouvoir obtenir une régularisation pour soins mais reçoit un refus de la préfecture en 2008, au motif qu'elle pourrait être soignée au Cameroun. Elle envisage alors de travailler pour « essayer de s'intégrer » et, pour y parvenir, elle emprunte la carte d'une connaissance antillaise, ce qui la conduit à changer d'identité.
Pour un sans-papiers, prendre le nom d'un autre ne correspond pourtant pas à une conversion définitive qui couvrirait l'ensemble de la vie sociale : c'est une stratégie de séjour qui est limitée dans le temps et qui est circonscrite à la sphère du travail, comme l'explique cette femme ivoirienne qui s'est fait embaucher avec l'identité d'une cousine éloignée : « De toute manière, on ne prend pas les papiers, on prend juste le numéro de sécurité sociale pour pouvoir te déclarer. Tu ne prends jamais la pièce d'identité de quelqu'un pour la garder ! Tu prends juste la photocopie de son passeport, de son titre de séjour et de sa carte vitale, c'est avec ça que tu y vas et tes patrons te déclarent. Tu ne prends pas sa carte, tu utilises juste son nom » (entretien avec Mme J.).
L'emprunt d'identité se présente ainsi de prime abord comme une solution plus facile que la recherche d'un travail sous son nom de sans-papiers. Pourtant, les implications sont beaucoup plus lourdes qu'il n'y paraît.
(...)
> La suite de l'article est à l'adresse
http://www.gisti.org/spip.php?article1982
Cet article est extrait du n° 85 de la revue Plein droit (juin 2010),
« Nom : Étranger, état civil : suspect »
http://www.gisti.org/spip.php?article1969
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