« Frotter, toujours frotter, c'est fini, il faut payer »
Agence Im'media
À peine les voyageurs descendus du train, des équipes montent avec sacs poubelles, balais et serpillières dans les wagons pour les nettoyer avec dextérité. Il en va de même chaque jour dans les bureaux après le départ des employés, ainsi que dans les hôtels où les clients ne croisent les femmes de ménage que furtivement. Un évitement organisé qui semble fait pour rendre ces travailleurs « invisibles ». C'est souvent à l'occasion d'une grève « improbable » que le grand public découvre leur existence individuelle ou collective, et qu'ils font (re)découvrir leurs exécrables conditions de travail. Ce fut le cas pour les éboueurs africains à Paris en mai 1968, en pleine bourrasque étudiante, ou encore pour les nettoyeurs du métro à la fin des années soixante-dix, en pleine campagne pour la « revalorisation du travail manuel » : le gouvernement envisageait alors de substituer des travailleurs français aux immigrés et a tenté une requalification toute sémantique des postes de travail : le balayeur se métamorphosait ainsi en « technicien de surface ». Dans les années 2000, des mouvements de grève atypique que des femmes de ménage vont faire parler d'elles, et révéler la féminisation accrue de ce secteur du nettoyage [1].
Le 7 mars 2002, des femmes de chambre d'Arcade, sous-traitant du groupe hôtelier Accor, se lancent dans une grève illimitée. D'habitude réputée pour leur absence de « culture salariale », des « mamas » africaines en boubous donnent le tournis en jonglant avec des chiffres et force détails relatifs à leur exploitation. « On sait quand on commence, jamais quand on finit ! » « On n'a pas de salaire fixe, on ne sait pas combien on gagne à la fin du mois, parce qu'un jour c'est 6 heures, un autre c'est 3 heures Et il n'y a pas de jours fixes », s'insurgent-elles, exigeant pêle-mêle le paiement immédiat des heures réellement travaillées, les primes dues qui manquent sur les fiches de paie, une baisse des cadences, un local, etc. Estimant qu'elles effectuent un plein temps « caché », elles réclament d'être payées 8 heures par jour, soit l'équivalent d'un temps mensuel plein. Revendications moins anecdotiques qu'il n'y paraît. En effet, outre le temps partiel contraint qui caractérise de plus en plus le travail des femmes en général, elles subissent de plein fouet une gestion fort pernicieuse des variations d'activité dans l'hôtellerie où, à la différence des bureaux dont la surface à nettoyer reste stable, le nombre de chambres et donc la charge de travail change tout le temps en fonction du taux d'occupation. Au jour le jour, la « gouvernante » (chef d'équipe) leur donne donc le nombre de chambres à remiser, qui peut varier de dix à trente, selon un mode de calcul basé sur une moyenne de dix-sept minutes par chambre. Elles sont donc payées à la pièce (ou à la tâche) et non en fonction des heures figurant sur leurs contrats. Comme elles n'arrivent pas à tenir la cadence, soit elles font des heures supplémentaires non payées pour finir le quota de chambres qui leur a été assigné, soit on convertit les chambres non nettoyées en heures d'absence décomptées du salaire ! À cela s'ajoute l'inégalité entre les femmes de chambre d'Arcade et les « filles » employées directement pour Accor. Bien qu'elles effectuent côte-à-côte le même travail, la différence de traitement est par trop flagrante : les salariées d'Arcade doivent faire 4 à 5 chambres de l'heure, celles d'Accor ont un quota fixe de 2,5/h soit 19 chambres en 8 heures Les payes varient de 610 à 1 220 euros ; les unes sont obligées de se cacher dans les toilettes des clients pour boire ou manger, les autres ont une pause déjeuner, etc. D'où un sentiment de « surexploitation » très fort parmi les femmes d'Arcade, vécu comme une humiliation permanente alimentée par le harcèlement de la « gouvernante » qui n'a de cesse de surveiller et de pousser à l'augmentation des cadences. Derrière ses airs de « petit chef », elle est le pivot d'un système où coexistent, comme l'explique la sociologue Isabelle Puech, « différents niveaux d'exploitation salariale qui se structurent notamment autour de l'origine ethnique » : les « filles », plus jeunes, davantage au contact des clients, souvent d'origine espagnole ou portugaise ; et les femmes de ménage africaines, plus âgées, pour la plupart arrivées en France au début des années quatre-vingt dans le cadre du regroupement familial, exerçant là leur premier métier salarié à des postes « invisibles » (chambres, toilettes, locaux vides…). L'incapacité de ces dernières à lire ou à comprendre leur contrat de travail serait l'un des principaux critères d'embauche chez Arcade. Quant à l'irrégularité du séjour, elle ne poserait guère de soucis. « Tu ramènes les papiers de ta grand-mère, ils vont t'embaucher ! » rigolent-elles. Toutes racontent les conditions d'embauche, le bouche à oreille, les candidatures spontanées, l'entretien initial au cours duquel mieux vaut paraître ignare, la condescendance affichée d'emblée, puis la brusque prise de fonction, la formation sur le tas et la découverte de la pénibilité du travail, l'absence de repos et déjà les premiers accidents, les soucis de santé (maux de dos, de reins, l'insomnie, les fausses couches, etc.).
Une partie craque et disparaît du jour au lendemain, la majorité continue de longues années en serrant les poings. Certaines complètent ce travail par un deuxième boulot ailleurs, dans des bureaux en nocturne par exemple. Leur paie cumulée, aussi minime soit-elle, ne constitue pas comme on le dit un « salaire d'appoint » mais bien plus le revenu principal pour des mères seules ou avec des maris en situation précaire, et des aînées qui envoient de l'argent aux parents au pays.
(...)
> La suite de l'article est à l'adresse
http://www.gisti.org/spip.php?article2192
Cet article est extrait du n° 87 de la revue Plein droit (décembre 2010),
« Sur le front des frontières »
http://www.gisti.org/spip.php?article2114
Vous pouvez commander ce numéro de Plein droit (9€) en cliquant ici
ou vous abonner à la revue (4 numéros par an) : http://www.gisti.org/abonnement
0 Comments:
Post a Comment