Cologne.1973. « Terreur turque » ou grève d'usine ?
Université de Reims, IDHE-CNRS-ENS Cachan
En 1973, en Allemagne, une vague de grèves déclenchée dans les usines métallurgiques s'affranchit du cadre légal allemand qui fait de l'usine un lieu dé-conflictualisé. Ces grèves introduisent une rupture dans le schéma des relations industrielles allemandes. Celle menée dans l'usine Ford de Cologne a ceci de particulier que la critique de la mobilisation prit la forme d'attaques racistes.
En 1969 et 1973, la République fédérale d'Allemagne (RFA) est secouée par deux grandes vagues de grèves dont les mots d'ordre et les formes d'organisation ressemblent fort à ceux des ouvriers des usines de France ou d'Italie à la même époque. Les ouvriers les moins qualifiés, affectés aux postes les plus durs, sont en première ligne. La première vague est menée essentiellement par les mineurs et les sidérurgistes alors que les métallos conduisent la seconde. Ils se mobilisent sans que les syndicats – l'IG Bergbau pour les mines, l'IG Metall pour la sidérurgie et la métallurgie [1] – ne les y enjoignent. Si certains syndicalistes refusent de parler de grève, la plupart des commentateurs parlent de grèves « sauvages » ou « spontanées », soulignant le caractère déviant de ces actions qui s'affranchissent du cadre légal de la grève. En effet, depuis la fondation de la RFA en 1948, l'encadrement légal des relations industrielles allemandes procède d'une double séparation : entre les prérogatives de l'État et des partenaires sociaux d'une part, et entre les syndicats et les conseils d'entreprise d'autre part. L'État donne les grandes orientations de la politique économique et, selon le principe de l'« autonomie tarifaire », il laisse aux partenaires sociaux le soin de négocier entre eux les questions relatives aux salaires, aux conditions de travail, au temps de travail, etc., branche par branche, Land par Land et d'établir ainsi les conventions collectives. C'est dans ce seul cadre et à ce seul niveau que la grève est admise, mais elle doit intervenir en dernier recours une fois épuisées toutes les possibilités de négociation et de conciliation, et uniquement dans le but d'aboutir à une convention collective de branche. Tant que la convention collective est en vigueur, les partenaires sont tenus au « devoir de paix » sur tous les points réglés dans la convention. À l'échelle de l'usine, le conseil d'entreprise est le seul représentant des salariés. Ses membres sont élus au seul titre de leur statut de salarié de l'entreprise, pas en raison de leur appartenance à une organisation syndicale. Ce conseil dispose de droits de cogestion importants et, selon les termes de la loi, se doit de collaborer « en confiance » avec la direction. Tout différend entre la direction et le conseil d'entreprise doit se régler par la négociation. Cette double séparation fait de l'usine un lieu dé-conflictualisé et empêche toute lutte frontale avec l'État. Elle circonscrit strictement la grève au niveau de la branche – espace politiquement neutre issu du découpage de l'économie par secteurs d'activité – et instaure la recherche du consensus par la négociation comme mode privilégié de règlement des conflits éventuels. L'usine est alors envisagée, soit comme une communauté d'intérêts, soit comme un lieu de conflit par procuration.
Les grèves de 1969 et 1973 s'affranchissent de ce cadre de diverses manières et introduisent une rupture importante dans le schéma des relations industrielles allemandes. Elles sont déclenchées en dehors du calendrier des négociations collectives et font fi du « devoir de paix ». Les grévistes défendent en outre des revendications propres à la situation particulière de l'usine dans laquelle ils travaillent et en font en lieu de conflit « réel ». Ces grèves alimentent un débat sur le rôle des syndicats – garants de l'ordre ou contre-pouvoir – et sur les relations entre ouvriers et syndicats, à la fois à l'intérieur des syndicats, dans les groupes politiques de l'opposition extraparlementaire et chez les chercheurs et universitaires qui s'intéressent à ces questions.
Dans le cas de la lutte des ouvriers spécialisés (OS) de l'usine Ford de Cologne, ce processus prend une figure particulière. L'usine emploie 12 000 ouvriers turcs – soit un tiers du personnel de l'usine et neuf dixième des ouvriers travaillant à la chaîne (sic) –, l'un des plus gros contingents d'Allemagne. Ils travaillent aux postes les plus durs de la chaîne en fin de montage, pour un salaire horaire inférieur de 20 % à la moyenne, à des cadences presque deux fois plus rapides que chez Volkswagen. Ils seront les acteurs de la grève du mois d'août 1973. En quelques jours, chez certains syndicalistes et dans la presse, la nationalité des protagonistes deviendra la seule manière de les désigner et ce que l'on peut qualifier de « grève ouvrière d'usine » se transformera en conflit entre Turcs et Allemands occultant les questions du travail et de l'usine pour mieux souligner l'altérité des ouvriers engagés dans cette grève [2]. (...)
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Extrait du Plein droit n° 99
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